Les miracles (Matthieu 8 ; Jean 2)
Editorial
Il fut un temps où le chrétien croyait grâce aux miracles, désormais c’est plutôt malgré les miracles ! Les miracles sont associés pour certains à la superstition et au mieux au merveilleux pour d’autres. Seraient-ils devenus aujourd’hui des obstacles de la foi ? Le problème ne viendrait-il pas de notre compréhension du miracle ? Nous les considérerons comme des actes surnaturels et extraordinaires prouvant la toute-puissance de Dieu! Or force est de constater que les mages de pharaon, Simon le magicien et même le diable sont capables de tels prodiges ! Ce n’est donc pas l’acte qui est en jeu mais celui qui l’accomplit et la signification qu’il prend ! L’intérêt du miracle est qu’il est porteur de sens bien au-delà de l’acte lui-même ! Les noces de Cana et la multiplication des pains n’ont de sens que dans la mesure où ils ne se limitent pas à un acte supposé ou réel qui s’est produit il y a 2000 ans. Non, son intérêt est qu’il est porteur de sens pour nos vies aujourd’hui.
E. Deheunynck

Voici, un lépreux s’étant approché [de Jésus] se prosterna devant lui et dit : “ Seigneur, si tu le veux, tu peux me rendre pur. ” Jésus étendit la main, le toucha et dit : “ Je le veux, sois pur. ” Aussitôt il fut purifié de sa lèpre. Puis Jésus lui dit : “ Garde-toi d’en parler à personne ; mais va te montrer au sacrificateur et présente l’offrande que Moïse a prescrite, afin que cela leur serve de témoignage ”.
Voici deux récits de guérisons que Matthieu a décidé de rapprocher, alors que Luc les situe à deux moments distincts de la vie de Jésus. C’est une invitation aux lecteurs-auditeurs que nous sommes à chercher la raison de ce rapprochement, à chercher si ces deux récits sont à différencier ou s’ils nous adressent un même message. En tout cas, il nous incombe à présent de nous situer en face de Jésus comme ces deux hommes, le lépreux et le capitaine romain, et d’être avec eux, tout entiers dans l’attente d’un exaucement. Jésus lui-même, en effet, renvoie le lépreux avec mission de servir de témoin et fait même du capitaine romain un témoin provocant, non pas provocateur, mais provocant : “ Même en Israël - il nous faut sans doute paraphraser : même dans l’Église - je ne trouve pas une aussi grande foi ! ”. Acceptons donc, franchement, d’être ici et maintenant provoqués et comprenons qu’une attitude de spectateur ou de curieux nous situerait justement à distance d’une rencontre avec Jésus.
“ Seigneur, si tu le veux, tu peux me rendre pur ” (ce qui, pour un lépreux juif de l’époque de Jésus, signifiait non seulement la guérison d’une maladie, mais la réintégration dans la communauté). “ Seigneur, dis seulement une parole et mon serviteur sera guéri. ” Chez ces deux êtres en grande difficulté, une même attente, celle d’une parole de Jésus qui transformera radicalement leur présent éprouvant, douloureux, voire invivable. Une même prière qui ne s’embarrasse pas d’arguments en leur propre faveur, qui ne se laisse pas non plus entraver par un sentiment de petitesse ou d’indignité ; une même prière qui fait, pourrait-on dire, place nette et supprime toute autre recherche de solution. Chacun de ces deux hommes simplifie radicalement son comportement et s’engage entièrement dans cet appel à Jésus.
Voilà bien, je crois, en quoi nous sommes provoqués. Nous ne sommes pas, ordinairement, des êtres simples, des êtres simplifiés, tout entiers rassemblés, pourrait-on dire, dans une démarche, dans un engagement, dans une attente. Je me vois bien plutôt ordinairement encombré, bon gré mal gré, de considérations opposées qui me font peser le pour et le contre, de scrupules, d’hésitations, de doutes, de méfiances, de craintes, de calculs de toutes sortes. Ce n’est pas que je choisisse de vivre ainsi, mais c’est la vie et sa complexité qui s’imposent ainsi et font de moi cette sorte de cumulard, ce porteur de bagages qui ne constituent même pas mon bien propre.
Je sais bien qu’il existe aussi de fausses simplicités, de fausses humilités, des naïvetés rusées, des refus de voir, en moi ou chez mon vis-à-vis ou plus largement autour de moi, ce qui me gêne ou exige trop de moi à mon goût, ou qui me met en cause ou m’accuse. Mais à l’évidence, ce n’est pas le cas de ces deux hommes. Leur démarche ne saurait passer pour une dérobade, pour un aveuglement volontaire, pour une démission ou pour la recherche d’une commodité. C’est leur vie toute entière qui, manifestement, est engagée dans cette démarche auprès de Jésus. C’est pour vivre, pour mieux vivre qu’ils attendent de Jésus seul l’ouverture, la libération de ce qui les étrangle. Et c’est bien ainsi que leur vie se trouve, dès avant la réponse de Jésus, simplifiée, rassemblée dans cette attente que Jésus seul peut accueillir.
J’ai failli dire : que Jésus seul peut combler, mais justement, Jésus ne comble pas. Une attente comblée m’amènerait à m’asseoir et à savourer, à jouir. Or le lépreux ne s’assied pas, ne jouit pas, mais il est envoyé. Il doit aller, d’abord voir le prêtre qui officialisera sa purification, puisque c’est de purification qu’il s’agissait selon la loi, ensuite et surtout il est envoyé dans un entourage retrouvé, pour porter témoignage. C’est dit expressément et nous pouvons percevoir là le changement profond survenu dans sa vie. Quant au capitaine, il est renvoyé à sa vie quotidienne, à ses responsabilités propres, mais il ne sera plus le même homme, parce qu’un événement l’a transformé : “ Qu’il te soit fait selon ta foi ! ” ; et effectivement il lui est “fait” selon sa foi et cet événement trace une marque ineffaçable dans sa vie, alors même que la parole de Jésus a atteint d’abord le serviteur paralysé.
“ Seigneur, si tu veux, tu peux me rendre pur... Seigneur, dis seulement une parole et mon serviteur sera guéri. ” Nous voici, si nous avons pris place auprès de ces deux témoins, nous voici mis au pied du mur. Que demandons-nous à Jésus-Christ en engageant réellement notre existence dans cette demande ?
Dit autrement : quelle est notre attente, quelle est notre foi ? Nous n’avons plus affaire, comme les contemporains de Jésus, à un Jésus guérisseur, guérisseur parmi bien d’autres, comme l’indiquent les historiens et les évangiles eux-mêmes. Et - sans ici jeter la pierre aux mouvements charismatiques qui font de la guérison physique l’exaucement nécessaire de la foi - nous pouvons, avec l’appui indiscutable du Nouveau Testament, ne pas réduire la foi en Jésus-Christ à une telle attente, ne pas utiliser les récits de guérison que contiennent les évangiles comme s’ils suffisaient à nous présenter Jésus et du coup à définir la foi. Jésus s’est présenté d’abord et jusqu’au bout comme un prédicateur, je veux dire comme un proclamateur. Relisez, pour vous en convaincre, comment l’évangile selon Marc présente le ministère de Jésus dès l’arrestation de Jean-Baptiste et le retour de Jésus en Galilée. Jésus prêche, d’abord dans les synagogues, là où se rassemble un village, plus tard en plein air, et ensuite il guérit un ou plusieurs ou parfois beaucoup de malades. Ces guérisons, loin de nous attirer prioritairement dans la quête de cet exaucement spécifique, ces guérisons nous pressent de vivre une foi qui rassemble notre vie pour l’engager irréversiblement ; une foi active, audacieuse, combative, exigeante pour nous-mêmes et tendue vers le Christ ; une foi qui attend un exaucement, mais un exaucement qui ne nous comble pas, ne fait pas de nous des gens repus, satisfaits, digérant un bien-être, un exaucement qui nous rende à la vie.
Sans doute nous faut-il faire encore un pas de plus, un effort de plus pour entrer dans ces deux récits et devenir compagnons de ces deux personnages restés sans nom, pour que chacun de nous puisse se reconnaître dans l’un d’eux. La foi à laquelle nous sommes une fois de plus appelés, la foi dont ces deux anonymes sont les témoins consiste-t-elle à croire à une puissance mystérieuse, magique de Jésus ? On pourrait lire de cette façon ce double récit de guérisons. Mais à y regarder de près et en considérant que les évangiles ont été écrits non pour les contemporains et pour le monde contemporain de Jésus, mais pour toutes les générations à venir, nous pouvons repérer que le mot “miracle” n’apparaît pas, non plus que le mot “puissance”. De ces deux personnages, l’un évoque la volonté de Jésus, qu’il sait plus que bienveillante : “ Seigneur, si tu le veux... ” ; l’autre sollicite de Jésus une parole, rien qu’une parole : “ Seigneur, dis seulement un mot... ”.
C’est ici qu’il importe de lire et d’écouter attentivement, de comprendre avec discernement. Car il y a une distinction capitale à maintenir : une distinction entre des croyances et cette foi qui engage tout notre être envers Jésus pour recevoir de Lui la parole qui fait vivre ; vivre une vie nouvelle, à la fois libérée et engagée ; libérée de nous-mêmes, des emprisonnements de toutes sortes que nous subissons ou dans lesquels nous nous enfermons nous-mêmes. Je peux vivre de cette vie nouvelle même avec mes forces déclinantes, mes limites de plus en plus étroites, mes déceptions, mes rêves irréalisés, mes échecs, mes blessures. Matthieu ne nous raconte pas que le lépreux guéri a vécu par la suite une vie sans problèmes, comme dans les contes de fées ; il ne suggère pas du tout que le capitaine romain a échappé par la suite à toutes préoccupations, à toutes souffrances, à toutes solidarités impuissantes devant une misère sans mesure, comme celles qu’affrontent de nos jours diverses ONG ; qu’il n’a pas eu à connaître un pouvoir qui décide une guerre pour des raisons pour le moins discutables, ou bien un pouvoir qui abandonne à leur sort les exclus de toutes sortes que les sociétés humaines produisent de plus en plus, semble-t-il, alors qu’elles produisent aussi de plus en plus de richesses. Non, le Monde Nouveau de Dieu n’est pas un parc de loisirs, ni un lieu de villégiature : il se cache et persiste dans le monde où nous vivons et où nous pouvons vivre exaucés, quel que soit l’exaucement reçu, conforme à notre attente, ou surprenant, ou mystérieusement caché en Jésus-Christ. Qu’il nous suffise, vraiment, d’avoir accès à Jésus-Christ.
Amen.
É.Babut
Jean 2, v.1-11
1. Trois jours après, il y eut des noces à Cana, en Galilée. La mère de Jésus était là,
2. et Jésus fut aussi invité aux noces avec ses disciples.
3. Le vin ayant manqué, la mère de Jésus lui dit : “ Ils n'ont plus de vin ”.
4. Jésus lui répondit : “ Femme, qu'y a-t-il entre moi et toi ? Mon heure n'est pas encore venue ”.
5. Sa mère dit aux serviteurs : “ Faites ce qu'il vous dira ”.
6. Or, il y avait là six vases de pierre, destinés aux purifications des Juifs, et contenant chacun deux ou trois mesures.
7. Jésus leur dit : “ Remplissez d'eau ces vases ”. Et ils les remplirent jusqu'au bord.
8. “ Puisez maintenant, leur dit-il, et portez-en à l'ordonnateur du repas ”. Et ils en portèrent.
9. Quand l'ordonnateur du repas eut goûté l'eau changée en vin, -ne sachant d'où venait ce vin, tandis que les serviteurs, qui avaient puisé l'eau, le savaient bien-, il appela l'époux
10. et lui dit : “ Tout homme sert d'abord le bon vin, puis le moins bon après qu'on s'est enivré ; toi, tu as gardé le bon vin jusqu'à présent ”.
11. Tel fut, à Cana en Galilée, le premier des miracles que fit Jésus. Il manifesta sa gloire, et ses disciples crurent en lui.
Signe ou miracle de Cana ?
Il ne s’agit pas d’un récit de miracle classique. Tout se passe presque en secret. L’eau changée en vin, goûtée par le maître du repas et fort appréciée, attire au marié à la fois un reproche et des compliments sur la qualité de ce millésime. Mais le marié n’y est pour rien et même ceux qui le savent ne dissipent pas le malentendu. L’auteur de ce prodige reste incognito. Et, surprise, les disciples de Jésus “ crurent en lui ”, eux qui, selon le récit, ne sont pas censés avoir vu quoi que ce soit de miraculeux ! Les récits de miracles sont habituellement racontés différemment. Nous sommes là en présence d’un genre littéraire propre à Jean : on compte sept signes dans cet évangile. Il nous faudra tenir compte de la dimension symbolique qu’introduit le signe dans ce récit. A nous de trouver dans le texte les clefs d’une interprétation symbolique.
Le mariage est une image forte de l’alliance de Dieu et de son peuple. Situer le premier signe dans le cadre d’une noce, c’est d’entrée de jeu se placer dans une dimension symbolique de l’alliance que ce récit va renouveler. Le vin est un élément essentiel du festin de noces. Cette boisson qui réjouit le cœur de l'homme est appelée par la Bible le SANG de la grappe qui fermente. Son manque peut symboliser l’incapacité des humains à assurer pleinement l’alliance de Dieu. Les six jarres de pierre destinées aux purifications des juifs évoquent assez précisément les rites de l’ancienne alliance. Le nombre de six suggère l’imperfection. Chiffre de l'inaccompli, du manque, de la faiblesse, par opposition au chiffre sept, chiffre de la plénitude et de l’harmonie. Les jarres, symbole du manque et de l'inachèvement, doivent donc être sinon remplacées, du moins transposées dans une autre réalité. C’est dans le cadre de l’ancienne alliance que Jésus va maintenant poser un acte significatif de la nouvelle. Jésus agit par sa seule parole, les serviteurs exécutent sans discuter. Jésus invite à goûter une nouvelle alliance. Il va conduire les disciples jusqu'au banquet où il leur versera le vin nouveau de la Parole de vie. Il faut d'abord voir dans le vin de Cana la révélation apportée par le Christ, verbe fait chair. Le manque signifie l'absence de prophète, le tarissement de la Parole dans le judaïsme contemporain de Jésus. À cette carence, succède l'abondance messianique. Jésus achève et accomplit l'Alliance ancienne. Or si la Loi juive était bonne, l'Évangile est encore meilleur. Le vin nouveau est ici paradoxalement supérieur au vin ancien.
L’évangile selon Jean s’ouvre par une semaine, comme la Genèse, et le premier signe a lieu le septième jour... En comptant les lendemains successifs et le troisième jour... on arrive au septième jour ; l’auteur a voulu mettre en parallèle la première création et la nouvelle. Le premier signe de Cana marque un commencement, qui trouvera son épilogue sur la croix. Cana, à bien des égards, fait écho au calvaire. L’expression troisième jour renvoie à la proclamation traditionnelle de la résurrection de Jésus. De même, Marie est présente à Cana comme elle est présente au calvaire. Sur la croix, comme à Cana, Jésus interpelle Marie “ femme ” et non pas “ mère ”. A Cana, l’heure du Christ n’est pas venue. Au calvaire son heure est venue. Au calvaire, il aura soif et il n’aura que du vinaigre... sur une éponge ! C’est là, sur la croix, que l’eau de l’ancienne alliance est devenue le sang de la nouvelle.
“ Il y eut un vent fort et puissant qui érodait les montagnes et fracassait les rochers ; le Seigneur n’était pas dans le vent. Après le vent, il y eu un tremblement de terre ; le Seigneur n’était pas dans le tremblement de terre. Après le tremblement de terre, il y eut un feu ; le Seigneur n’était pas dans le feu. Et après le feu, le bruissement d’un souffle ténu ; alors, en l’entendant, Elie se voila le visage avec son manteau. ”
Amen