Les dérives sectaires (juin 2012)
Éditorial
LES DÉRIVES SECTAIRES
« En fait une religion est une secte qui a réussi », cette citation d’Ernest Renan me pose bien des questions. Je passe sur la notion de réussite qui semble signifier ici « avoir de plus en plus d’adeptes ». Pour ma part la réussite de l’Église est ailleurs. Reste le terme de secte qui est à définir. Au sens premier il s’agit d’un petit groupe à l’écart de la société… gagnant en nombre, il devient la société… c’est ainsi pour ma part que je comprends la citation de Renan.
Or aujourd’hui le sens du mot « secte » est bien différent. La secte est un mouvement aliénant, qui prive son adepte de liberté, plus par la manipulation que par la force. Il serait bien naïf de limiter le phénomène au monde des religions ! Certains de ces mouvements ne s’appuient pas sur une doctrine religieuse mais sur une pseudoscience, la recherche du bien-être, la médecine…
Parler de « dérive sectaire » signifie que nous allons cibler les comportements et non les personnes, ni les groupes. Il est bien plus utile de démonter le processus de la dérive sectaire que de cataloguer tel ou tel mouvement. C’est dans cet esprit que ce dossier a été réalisé avec l’aide du Centre contre les manipulations mentales (CCMM). Les mouvements sectaires sont particulièrement dangereux, mieux vaut être bien informé.
Bonne lecture à tous.
SOMMAIRE
Qu'est-ce qu'une secte ?
Rencontre avec le colonel Guinard
Crise et perte de repères
Les groupes sectaires et leurs techniques
La rupture
Sur l'écoute
L'ONDSE, vous connaissez ?
Sémantique
QU’EST-CE QU’UNE SECTE ?
Quand on se pose la question du sens d’un mot il est normal de commencer par regarder ce que disent nos dictionnaires. Le Petit Robert et Le Petit Larousse, donnent une première définition commune :
- ensemble de personnes qui professent une même doctrine philosophique.
Le Petit Larousse, pour sa part, complète par une deuxième définition un peu différente de celle donnée par le Petit Robert :
- groupement religieux clos sur lui-même et créé en opposition à des idées et à des pratiques religieuses dominantes.
La notion de clôture, d’enfermement, est intéressante à noter.
À partir de ces définitions il est amusant de constater que le terme sectaire (nom et adjectif) prend un sens nettement plus péjoratif (Petit Robert) :
- adhérent intolérant d’une secte religieuse (spécialement d’une secte hérétique).
- fanatique, intolérant.
Certains pensent que le mot secte vient du latin secare « couper ». Ainsi serait secte ce qui se coupe ou est coupé, rejeté du tronc principal d’une croyance. Toutefois l’étymologie que donne le Petit Robert n’est pas celle-là. Le mot viendrait du latin sequor, qui veut dire « suivre ». Le résultat final est le même : un nouveau maître à penser est suivi par ses adeptes et le groupe qui se forme est rejeté, coupé du groupe initial dont sont issus ses membres. Se considérant comme victime d’un monde hostile, le nouveau groupe s’isole, se referme.
L’introduction, dans la définition du Petit Robert, du mot « hérétique » est intéressante et j’aurais tendance à penser que cette phrase a été écrite par un catholique ! Il se trouve en effet encore aujourd’hui des gens dans notre pays qui considèrent que ceux qui confessent une foi non conforme à la foi dominante font preuve d’intolérance. Pour ma part je considère que l’intolérance est plutôt du côté de ceux qui n’acceptent pas que l’on puisse penser autrement que comme la majorité…
Grâce à nos dictionnaires nous arrivons donc à nous faire une idée personnelle sur ce qu’est une secte, mais une définition littéraire n’est pas une définition applicable en droit. Or il n’y a pas, en droit français, de définition juridique de la secte, pas plus qu’il n’y a de définition de la religion. Cela résulte pour partie de ce que la République, depuis 1905, en vertu du principe de laïcité, s’interdit de définir, de limiter le fait religieux et spirituel, évitant ainsi le risque de se heurter à un autre grand principe qui est la liberté de conscience.
L’absence de définition de la secte, n’efface pas la réalité de l’existence de victimes des sectes. Le législateur, qui doit veiller à la protection des faibles, s’est donc penché sur le problème par un biais. Au lieu de définir ce qu’est une secte, on s’est attaché à définir ce que sont les dérives sectaires. Cette notion est évolutive et son approche est à la fois pragmatique et juridiquement encadrée. En effet, la loi réprime tous les agissements qui sont attentatoires aux droits de l’homme et aux libertés fondamentales ou qui constituent une menace à l’ordre publique. Ainsi, il importe peu que telle dérive soit commise par un mouvement sectaire, un nouveau mouvement religieux, une religion du Livre ou par un charlatan de la santé. Dès lors qu’un certain nombre de critères sont réunis, dont le premier est la mise sous sujétion d’un individu, l’action répressive de l’État a vocation à être mise en œuvre.
Aucune appréciation n’est portée a priori sur la valeur ou la sincérité d’un engagement idéologique ou spirituel, ceci n’est pas du domaine du juge. Cependant tout n’est pas permis au nom de la liberté de conscience ou de religion. Il appartient au juge de rappeler les limites à ne pas franchir tant sur le plan national, dans les aspects administratifs et judiciaires, que sur le plan européen.
Ainsi la commission d’enquête parlementaire de 1995 a retenu les critères suivants pour appréhender et caractériser les dérives sectaires :
– la déstabilisation mentale (c’est-à-dire l’influence d’une personne ou d’un groupe sur un individu, pratiquée avec professionnalisme et adresse afin de réaliser quelque but, provoquant des effets sur les émotions, l’opinion, la volonté, la croyance, l’intelligence et le comportement de la personne visée) ;
– le caractère exorbitant des exigences financières (par exemple mise en commun des ressources personnelles) ;
– la rupture avec l’environnement d’origine (le groupe se présente comme agressé par le reste de la société qui veut lui nuire, d’où exigence de rupture des ponts avec les familles des membres) ;
– l’existence d’atteintes à l’intégrité physique (par exemple la mise en pratique d’un droit de cuissage du gourou) ;
– l’embrigadement des enfants, le discours antisocial, les troubles à l’ordre public ;
– l’importance des démêlés judiciaires (en particulier suite à des plaintes de victimes ayant quitté le groupe) ;
– l’éventuel détournement des circuits économiques traditionnels ;
– les tentatives d’infiltration des pouvoirs publics (on a ainsi constaté la disparition de pièces à conviction sous scellées, lors de procès récents, disparitions vraisemblablement imputables à des membres sympathisants implantés en milieu judiciaire).
Vu la connotation actuelle très péjorative du terme « secte », il n’est pas étonnant que beaucoup de mouvements contestent en justice les appellations de sectes qui peuvent leur être données par les médias ou les ex-adhérents qui s’estiment avoir été leurs victimes.
À chacun de vous de qualifier de secte tel ou tel mouvement que vous connaissez, cela n’engage que vous, mais n’utilisez pas cette qualification en public, cela pourrait vous conduire devant un tribunal !
Jean-Paul Rœlly
Interview
RENCONTRE AVEC LE COLONEL[1] GUINARD
NDLR : Toutes les personnes que nous avons rencontrées nous ont mis en garde. Certains mouvements sont très procéduriers. Le risque d’un procès est réel. Ainsi l’association CCMM et le journal Le Courrier Picard se sont retrouvés devant le tribunal pour avoir parlé de pédophilie dans un mouvement favorable à « l’initiation sexuelle des enfants de bonne heure, sans distinction adultes et enfants » ! Le procès a été gagné en première instance et en appel mais cela a coûté des milliers d’euros ! Vous comprendrez qu’aucun nom de mouvement sectaire ne sera donné dans ce numéro !
LP Pourriez-vous vous présenter à nos lecteurs ?
CG : Officier d’active à la retraite avec le grade de colonel, je participe à la lutte contre les dérives sectaires depuis vingt-cinq ans. D’abord au sein de l’« Union nationale des associations de défense des familles et de l'individu victimes de sectes » (UNADFI) et maintenant depuis huit ans au CCMM.
LP Pourriez-vous nous en dire plus sur le CCMM ?
CG : C’est l’écrivain Roger Ikor, prix Goncourt 1955 pour « Les eaux mêlées », qui crée l’association. En 1979 son fils se suicide après avoir rejoint le « zen macrobiotique ». C’est un mouvement qui défend une conception énergétique des aliments selon deux polarités le Yin et le Yang. Par exemple, les légumes dilatent tandis que la viande rétrécit, il faut trouver un équilibre ! La doctrine du mouvement prône un régime végétalien et une alimentation limitée. Le fils de Roger Ikor meurt après huit mois d’agonie. Le père écrit une lettre « Je porte plainte » qu’il envoie à Valéry Giscard d’Estaing, alors Président de la République. Roger Ikor fonde en 1981 l’association et meurt en 1986. Nous comptons aujourd’hui environ six cents membres. Nous possédons des locaux dans le XXe arrondissement de Paris. Nous vivons des cotisations de nos membres (35 euros) et des subventions des services de l’État. Malheureusement, ces dernières sont en en diminution.
LP Quelles sont les missions du CCMM ?
CG : Nous nous adressons aux victimes d’emprise mentale et à leurs proches. L’aide aux victimes et à leurs proches est importante à nos yeux. Nous recevons beaucoup d’appels de l’entourage à qui recommandons de ne pas informer l’adepte de sa démarche et de constituer un dossier. Par exemple en ce moment je suis une femme qui a porté plainte contre son mari pour le viol de ses propres filles ! Il a été condamné à six ans fermes mais n’en a fait que deux ! Sorti de prison après un an de mise à l’épreuve il reprend contact avec ses filles. L’une est mariée et donc protégée, il n’en va pas de même pour la seconde. La mère est effondrée.
Nous donnons des informations sur le phénomène sectaire et nous faisons de la prévention. Le premier problème est de définir une secte ! L’article 20 de la loi du 12 juin 2001, dite loi About-Picard, parle d’abus momentané de faiblesse, ce qui est difficile à définir. On nous répond souvent « personne ne les a forcés à venir chez nous ! ». Il existe des grandes, petites et moyennes sectes. Les plus dangereuses sont les plus grandes, les plus riches.
Qui sont les victimes des sectes ? Des chômeurs, des couples désunis, des jeunes sans parents… L’entrée dans une secte se fait par étapes. Il y a d’abord des techniques d’accroches, une conférence ou une thématique à la mode (extraterrestres, écologie, bien-être…). La seconde phase est la séduction. On vous accueille, tout le monde est gentil. Vous êtes reconnu comme une personne de qualité. Puis c’est l’endoctrinement. Vous employez de nouveaux mots, le monde extérieur est noir. Vous devenez un être nouveau.
LP Comment sort-on d’une secte ?
En général, certains adeptes sortent tout seul ! Il y a eu un déclic, une phrase de trop. Un adepte préparait un congrès jour et nuit pour le gourou… aucun remerciement, pas même un bonjour ! Certains perdent leur situation, sont licenciés… ça fait réfléchir ! Parfois c’est la famille qui se mobilise. Certaines sectes peuvent disparaitre par manque d’adeptes ou manque d’argent. Les adeptes sont marqués définitivement et veulent souvent oublier. Ils se sont trompés et ont été trompés. Ils sont méfiants.
LP : Je vous remercie de nous avoir accordé cet entretien.
Propos recueillis par Éric Deheunynck